L'image du saint à travers les manuscrits de Notre-Dame du Laus

 

1 Notre-Dame du Laus est un lieu de pèlerinage né en mai 1664 à la suite des apparitions de

la Vierge à Benoîte Rencurel, jeune bergère de 17 ans. Le Lieu se situe au diocèse

d'Embrun, très loin de la ville épiscopale mais proche, au contraire, de la ville de Gap.

L'histoire de ce pèlerinage est bien connue car, depuis le XVIIIe siècle, elle a bénéficié de

nombreuses publications, renouvelées dans ces der-nières années par la reprise du procès

de canonisation de Benoîte Rencurel (1). Parallèlement, l'intérêt actuel des historiens

pour les lieux de pèlerinage a suscité de nouvelles analyses, soit sur les relations entre le

Laus et le milieu des spirituels marseillais, soit sur les relations entre Benoîte Rencurel et

les pèlerins (2).

2 Sans entrer dans le détail des événements qui se déroulent en ce lieu, il faut rappeler que

jusqu'à sa mort ; survenue en 1718, la bergère du Laus est favorisée de nombreuses

apparitions et que, jusqu'à sa mort également, elle est l'âme du pèlerinage. Celui-ci

rencontre un vif suc-cès dès les premières années : 130 000 personnes y sont allées entre

1665 et 1667 d'après l'un des témoins. Pourtant, en même temps, un soupçon pèse sur la

réalité des visions et la sincérité de la voyante.

3 Les manuscrits sur lesquels repose l'histoire du Laus ont été écrits par des amis de la

bergère, pour témoigner de cette sincérité. Ils s'éche-lonnent de 1666 au début du XVIIIe

siècle (3). Ces manuscrits ne sont pas (ou très exceptionnellement) des procès-verbaux de

miracles, bien que de nombreux miracles y soient rapportés. Ce ne sont pas non plus des

interrogatoires de Benoîte Rencurel. Il s'agit de récits sur des événe-ments qui viennent

de se passer ou qui ont eu lieu quelques années avant leur rédaction. Ils portent

essentiellement sur les premières appa-ritions de la Vierge, sur la vie mystique de la

bergère marquée par de nombreux phénomènes extraordinaires : visions de la Vierge, des

anges, du Christ.

4 Au total, ces récits concernent surtout Benoîte Rencurel. Ils s'ap-parentent aux multiples

vies édifiantes de saints personnages du XVIIe siècle. Benoîte n'est pas ouvertement

qualifiée de sainte, ce qui n'est pas possible, la sainteté obéissant à des règles très strictes

auxquelles Benoîte n'a pas été soumise. Mais il s'agit quand même d'une servante de Dieu

qui jouit d'une forte réputation de sainteté, laquelle ne fait aucun doute pour ceux qui

écrivent son histoire. Le cas correspond donc tout à fait à la définition de la sainteté que

Jean-Michel Sallmann donne dans son ouvrage sur les saints de Naples : « est saint tout

individu reconnu comme tel par le groupe dans lequel il a évolué »(4). Toutefois, cette

définition n'a rien à voir avec les règles canoniques et le chemin est encore long pour être

reconnu comme saint par les auto-rités ecclésiastiques. Le procès de canonisation ne sera

ouvert qu'au XIXe siècle ; en 1872 seulement, Benoîte sera déclarée vénérable.

5 Les manuscrits de Notre-Dame du Laus font ainsi le portrait d'une sainteté « reconnue »

pour telle à la fin du XVIIe siècle par lés populations qui viennent en pèlerinage au Laus

mais qui, à certains moments, est apparue comme suspecte aux autorités diocésaines. Ils

sont écrits pour convaincre ces autorités. L'analyse de ces documents portera donc sur les

conditions de leur production avant d'aborder l'étude de leur contenu, c'est-à-dire les

caractéristiques de la sainteté qui y sont développées. Pour cela, nous étudierons

spécialement le dernier manuscrit, celui de Pierre Gaillard qui fait la synthèse de tous les

précédents et présente ainsi, outre son témoignage particulier, une véritable histoire du

Laus(5).

 

6 Gaillard écrit sa grande histoire du Laus à partir de 1696 jusque vers 1710, période peu

favorable aux phénomènes extraordinaires et même aux miracles. Loin du Laus, dans la

Bretagne étudiée par Georges Provost par exemple, c'est à partir de 1670 et jusque vers

1720 que l'on répugne à parler de miracles et que le clergé est de plus en plus réticent à

les consigner par écrit(6).

7 La méfiance des autorités religieuses devant les visions et les miracles n'est pas nouvelle.

Elle remonte aux décisions du concile de Trente qui, elles-mêmes, ont des précédents :

écrits de Gerson à la fin du Moyen Age ; décisions du Ve concile du Latran au début du

XVIe siècle. Elle est le résultat d'une volonté de distinguer précisément les vraies et les

fausses visions, de réaffirmer l'autorité de l'Eglise, seule apte à juger en la matière

8 « On ne reconnaîtra pas de nouveaux miracles... sans l'examen et l'approbation de

l'évêque. Dès que celui-ci apprendra quelque chose de ce genre, il prendra avis de

théologiens et d'autres hommes pieux et fera ce qu'il jugera conforme à la vérité et à la

piété. S'il faut extirper quelque abus... ou si une plus grave question se présente sur ces

choses, avant d'annuler la controverse, l'évêque attendra l'avis du métropoli-tain et des

évêques de sa province réunis en concile provincial, de telle sorte cependant que l'on ne

décrète rien de nouveau et d'inusité jusque là dans l'Église sans avoir consulté le

souverain pontife romain « (XXVe session du concile de Trente) »(7).

9 En regard de ces textes, l'affrontement est presque inévitable entre les organes officiels

de l'Église chargés de faire appliquer la loi et le groupe qui reconnaît immédiatement le

miracle et la sainteté de tel ser-viteur de Dieu.

10 Il est vrai que dans la première moitié du XVIIe siècle, les phéno-mènes merveilleux

attachés à tel ou tel lieu, et plus particulièrement les apparitions de la Vierge, furent

facilement acceptés par le clergé qui leur reconnaissait un rôle apologétique. De

nouveaux lieux de pèleri-nage ont alors été perçus comme des remparts efficaces à la

propa-gande réformée. Mais cet aspect de lutte contre le protestantisme, très présent au

moment des controverses et des concurrences religieuses, joue moins à la fin du siècle

alors que s'accentue la défiance critique d'un clergé de plus en plus rigoriste.

 

11 On a mis ce rigorisme sur le compte du jansénisme(8). Mais le jan-sénisme est loin d'être

seul en cause, car le rigorisme est aussi le fait du magistère romain. A Rome, en 1672, le

cardinal Giovanni Bona publie un traité intitulé Du discernement des esprits qui met

l'accent sur le risque d'erreur inhérent à toute vision, et met en cause, implici-tement, la

vertu d'humilité des voyants « Comme le disoit excellemment saint Philippe de Nery, il

est dif-ficile de n'estre point enflé par les visions. Il est encore plus difficile de ne s'en

point croire digne quand on les reçoit : et il est tres difficile de temoigner que l'on s'en

estime indigne, et de preferer la patience,

12 l'abjection, et l'obéissance à la douceur et à la satisfaction de la curio-sité qui se rencontre

dans ces visions »(9).

13 La doctrine de Bona l'emporte au XVIIIe siècle, avec le théologien allemand Eusèbe Amort

et surtout le canoniste bolonais Prospero Lambertini, futur pape Benoît XIV Pour tout

candidat à la sainteté, seules comptent les vertus. Les expériences mystiques ne

constituent pas des preuves immédiates et doivent être mises à l'épreuve (10). Ainsi, au

tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, plus encore qu'auparavant, tout événement

extraordinaire ne peut être accepté sans un contrôle rigou-reux des autorités

ecclésiastiques.

14 Cette attitude, qui s'explique par le renforcement du pouvoir pon-tifical et par la montée

du rationalisme, exprime aussi une méfiance accrue envers tout phénomène mystique. Là

aussi le phénomène n'est pas nouveau. Il y a longtemps qu'en Espagne on poursuit les

alumbra-dos, que les ouvrages de la spiritualité rhéno-flamande sont mis à l'in-dex. Mais le

mouvement s'amplifie à la fin du XVIle siècle. En 1687, 68 propositions de la guide

spirituelle de Miguel de Molinos sont condamnées. A la même époque, des oeuvres

marquantes de la tradition mystique, même anciennes et plusieurs fois rééditées, sont

mises à l'in-dex : en 1688, la Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation de Malaval

parue en 1664 ; en 1689, la Reigle de Perfection de Benoît de Canfelf parue en 1608, et

corrigée en 1610 ; Le Chrétien intérieur de Bernières paru 1659-1660 ; en 1692, les OEuvres

spirituelles du même auteur parues en 1670 ; en 1695, le Catéchisme spirituel de Surin, édité

à partir de notes en 1657, puis en 1661 (avec une approba-tion de Bossuet de 1660) (11). Le

courant antimystique se cristallise en France avec la condamnation de madame Guyon, la

controverse entre Bossuet et Fénelon et la défaite de ce dernier : 23 propositions des

Maximes des saints, parues en 1697, sont condamnées en 1699. On peut résumer, à partir de

la spiritualité de Bossuet analysée par Jacques Le Brun, une position largement

représentative du clergé de cette fin de siècle. Pour Bossuet, Dieu ne se manifeste pas

toujours « par des coups extraordinaires et miraculeux ». Comment croire, en effet, à la véritable incarnation d'un

Dieu qui se placerait à chaque instant hors de la condi-tion humaine ? Pour Bossuet, le

grand miracle est la conversion du coeur. Il refuse de même le fantastique démoniaque :

les deux sermons qu'il consacre aux démons en 1653 et en 1660 sont surtout des exhortations

à la prière, au combat spirituel. Dans cette conception, les phé-nomènes extraordinaires

de la mystique demandent ou exigent une cri-tique qui distingue entre des

phénomènes authentiquement divins et les manifestations d'une maladie (12).

16 Or le milieu du Laus est proche du mysticisme condamné. Des liens existent entre les

principaux acteurs du pèlerinage et le milieu des spirituels marseillais dont Malaval est le

représentant le plus illustre (13). Ce dernier, durement attaqué par Bossuet dans

l'instruction sur les états d'oraison (14). est allé régulièrement au Laus : il y a séjourné plu-

 

-sieurs mois, il y est reçu dans le Tiers ordre dominicain (15). Par ailleurs, « l'Histoire » de

Pierre Gaillard subit l'influence des écrits condamnés ou contestés, particulièrement, son

adresse à la Vierge, épître dédica-toire de cette histoire intitulée « A la plus humble des

humbles, la divine Marie, Mère et Servante de Jésus », qui insiste sur la prédesti-nation de

la Vierge, sa conception immaculée, sa co-rédemption. Cette épître est tout imprégnée de

la Mystique cité de Dieu de Marie de Jésus d'Agréda qui, parue en 1670, a eu un grand succès

malgré les réti-cences romaines (16). Sa traduction en français, ardemment désirée par les

dévots à Marie, voit le jour en 1695, mais elle est fortement blâmée à Paris, en particulier

par Bossuet, qui obtient sa censure de la Sorbonne. Or cette traduction, qui est due au

père Crozet récollet, était parue à Marseille avec une permission d'imprimer d'un ami de

Malaval, Foresta-Collongue, futur évêque d'Apt et adversaire résolu des jansé-nistes.

Ainsi, avec cette publication, apparaît à nouveau la petite société des spirituels

marseillais, une société qui entoure le traducteur de sa sympathie tandis que Bossuet, les

jansénistes et les savants sont réti-cents ou hostiles (17).

17 Or, les adversaires du pèlerinage et de Benoîte, ceux que les manuscrits du Laus

combattent et veulent convaincre sont justement dénommés comme « jansénistes » et «

savants ». C'est pourquoi ces manuscrits ne peuvent être étudiés comme une simple

histoire, même s'ils se présentent ainsi. Ils sont écrits contre un clergé réticent, pour

montrer et prouver la réalité des visions de Benoîte Rencurel et, en même temps, sa

sainteté.

18 Ce but est d'ailleurs clairement énoncé par Gaillard dans sa pré-face. Il déclare qu'il a

l'intention d'écrire

19 « un narré fidelle, pur, net, sincère, modéré, dans les descriptions, sans desguisement,

sans dissimulation, d'un stile court, net, sincère, concis, sans flatterie et sans pompe, qui

recherche plutost le solide de la pensée pour l'esclaicir que le bien-dire et l'ornement de

l'élo-quence ».

20 Mais cette histoire « lumière de la vérité », Gaillard l'écrit simple-ment :

21 « pour éviter la critique qui reigne beaucoup dans ce temps, surtout au suiet des visions

et des apparitions. On s'en fait même une estude particulier pour paroistre des esprits

forts et des plus esclairés, qui croyent que ce que l'on dit n'est que bagatelle, des contes

de vieilles, faits à plaisir pour amuser les enfans, mesprisent ceux qui en parlent, les

traittent de simples, d'ignorants qui vont contre le bon sens ».

22 Cette préface livre aussi en filigrane le second aspect des préoccu-pations de Gaillard :

prouver la sainteté de Benoîte malgré la basse extraction de celle-ci. Benoîte est une

paysanne. Or, ceci est un très grave handicap. Nous ne sommes pas au XIXe siècle, époque

où les campagnes sont devenues le refuge de la piété. Au XVIIe siècle, au contraire, le

monde paysan est pour beaucoup, comme pour l'abbé Thiers, celui de la superstition (18).

D'autre part, il existe un lien très fort entre la noblesse de la naissance et la sainteté. Sur

les 105 serviteurs de Dieu étudiés par Jean-Michel Sallmann, un sur deux est issu de l'élite

sociale, un sur trois des classes moyennes tandis que les artisans et paysans ne

représentent sociale, un sur trois des classes moyennes tandis que les artisans et paysans

ne représentent que le dixième du corpus (19). Les biographies spirituelles du XVIIe siècle

attestent également un lien entre noblesse et héroïcité des vertus car, lorsqu'il s'agit

d'une per-sonne de condition médiocre, cas rare, cette condition est pour ainsi dire

rachetée par un surcroît de vertu ou de piété de ses ancêtres(20).

 

 

23 Aux difficultés de sa condition de paysanne, Benoîte Rencurel en ajoute deux autres : elle

est femme et laïque. Parmi les 105 serviteurs de Dieu recensés par Sallmann, il n'y a que

26 femmes et deux seule-ment sur les 17 personnages qui obtiendront une reconnaissance

offi-cielle. Cette exclusion des femmes s'explique par celle des laïcs car, depuis la reprise

en main tridentine, il n'y a guère de sainteté en dehors de l'institution ecclésiale. Toutes

les femmes canonisées du XVIIe siècle sont cloîtrées. Mais Benoîte n'est pas non plus

religieuse. C'est pour-quoi il est si important qu'elle ait fait partie du tiers ordre

dominicain. Gaillard, qui consacre à ce sujet un des petits traités en appendice de son «

histoire », rappelle cette appartenance en qualifiant constamment Benoîte de « sueur ».

24 Si Benoîte s'était contentée d'un rôle secondaire dans le pèlerinage, il n'y aurait aucun

problème. Il y a d'autres lieux de pèlerinage nés dans des conditions semblables : Notre-

Dame de Grâces à Cotignac, Notre-Dame des Lumières à Apt, Notre-Dame de l'Osier à

Vinay, dans le dio-cèse de Grenoble, pour se limiter à la Provence et au Dauphiné. Dans

ces lieux, le paysan qui a bénéficié de l'apparition s'efface, et le sanctuaire est pris en

charge uniquement par le clergé. Mais au Laus, le pèlerinage ne se conçoit pas sans

Benoîte à qui les prêtres demandent conseil et qui assume un véritable rôle missionnaire (

21). Pour rendre compte de ce rôle exceptionnel pour un laïc, et pour que ce rôle soit

accepté, il faut, là encore, prouver la sainteté de ce laïc. Aussi, loin de minimiser la basse

extraction de Benoîte, les manuscrits insistent au contraire sur ce carac-tère qui, à leurs

yeux, est en soi une marque du caractère exceptionnel de la sainteté de Benoîte. On a sur

ce sujet un texte très révélateur. Il s'agit de l'Avis au Lecteur avec lequel Gaillard introduit la

Récapitu-lation qui résume son histoire « On y voit la vertu dans son apogée, le vice

terrassé et abattu par les inconcevables miséricordes de Dieu, les graces et les

bénédictions qu'on y reçoit par l'intercession de la divine Marie, sa très-sainte Mère, qui

se sert d'un très foible instrument pour les opérer par ses avis, d'une idiotte, sans lettres,

qui à peine sçait sa créance, d'une sa créance, d'une basse extraction, peu douée des dons

de la nature, mais très-esclairée des dons du ciel, et plus encore que les plus habiles

confesseurs, qui donne avis à la pluspart de ceux qui confessent des péchés qu'ils ne

connoissaient pas et que les pénitens ne déclarent point, de ceux qu'ils obmettent, de

ceux que la honte leur a empesché de dire, et de ceux qu'on tait malicieusement; qui les

empesche de communier qu'ils ne les ayent confessés, et esvite par là une infinité de

sacrilèges qu'on feroit sans ses avis.

25 Elle fléchit par ses tendres et simples remontrances les coeurs les plus endurcis, ramène

les plus scélérats, des impies, des athées et de ceux qui se sont donnés au démon ; les fait

renoncer à leur pacte, et les remet dans le sein de l'Eglise dont ils s'étoient tirés,

renonçant à leur baptême et se donnant au diable ».

26 Cette sainteté de Benoîte, les manuscrits la définissent, comme dans les procès de

canonisation, par la réalité de ses apparitions et par l'héroïcité de ses vertus.

 

La réalité des apparitions

27 Comment prouver la réalité des apparitions alors que la voyante en est le seul témoin ?

Les miracles constituent la preuve la plus tangible, la seule vraiment acceptée par les

autorités ecclésiastiques. Mais les miracles sont attribués à la Vierge ; ils n'expliquent pas

le rôle central attribué à Benoîte dans ce lieu de pèlerinage.

 

 

28 C'est pourquoi les manuscrits insistent sur la sincérité de la voyante comme une autre

preuve. S'il n'y a aucune illusion ni tromperie dans ses dires, Benoîte sort lavée de tout

soupçon, en particulier du soupçon de possession diabolique. L'absence d'illusion est ainsi

un des thèmes récurrents de tous les écrits. Benoîte est simple et naïve, sa vie est une

lutte continuelle contre le mensonge ; elle ne peut avoir trompé les prêtres et les pèlerins

du Laus en racontant des fables.

29 Prouver la sincérité de la voyante est le but du tout premier récit, dans lequel le juge

Grimaud dresse une sorte de procès-verbal de l'ap-parition. Après avoir interrogé Benoîte

qu'il trouve « fort raisonnable, d'une humeur fort sincère, et nullement capable

d'invention », il se rend « pour voir s'il y arriveroit quelque chose de singulier » à une

pro-cession de la paroisse qui se fait, sur ordre donné à Benoîte par la Vierge, à la grotte

de l'apparition. Arrivé au moment où tous le villa-geois se trouvent devant la grotte, il

leur ordonne de se retirer pour qu'il ne reste devant l'antre où la Vierge est apparue que

lui et Benoîte. Il ordonne ensuite à la voyante de prier à genoux ; et il en fait autant à

quelques pas de là. Quand Benoîte voit la « demoiselle » comme elle l'appelle, il lui il

suggère de lui demander son nom. La réponse est « Dame Marie ». Il écrit alors : ces

paroles « me confirmèrent tout-à--fait dans ma première croyance, scavoir que la sainte

Vierge daignait bien paroistre à cette pauvre et simple bergère ».

30 On a ici un premier niveau de preuve, dans lequel la parole du témoin qu'est le

visionnaire suffit. Le juge Grimaud n'est pas différent ici des villageois qui se rendent

immédiatement sur les lieux de l'apparition.

31 Les miracles qui se produisent au cours du printemps et de l'été 1665 confortent cette

ferveur. Mais ils sont également chargés dans le récit de prouver la réalité des apparitions

surtout lors de l'intervention déterminante des autorités diocésaines.

32 La première enquête est menée le 14 septembre 1665 par le grand vicaire d'Embrun,

Antoine Lambert, qui dirige le diocèse en l'absence de l'archevêque. On en a trois récits -

ceux de Grimaud, de Peythieu et de Gaillard - repris et amplifiés par l'historien Juvénis (22

). Tous, avec plus ou moins d'insistance, voient de l'hostilité dans la volonté de contrôle

du grand vicaire et des membres du clergé d'Embrun qui l'accompagnent : André Gérard,

jésuite, recteur du collège ; Jean Bonnafoux, secrétaire de l'officialité. Voici le texte de

Grimaud « estant venus exprès audict lieu du Laus pour examiner cette nou-velle

dévotion, (ils) disoient tout haut qu'elle ne pouvoit estre authori-sée ny bien affermie que

par des miracles réduits ; et avoient mesme dict en ma présence à Nostre Bergère de dire

à la sainte Vierge de prier son cher Fils d'en faire quelqu'un pour establir et affermir plus

assuré-ment cette dévotion ».

33 Or, justement, le clergé d'Embrun assiste lors de son séjour au Laus à un miracle. Il s'agit

de la guérison de Catherine Vial, de saint Jullien en Beauchêne, diocèse de Gap, paralysée

des jambes depuis plus de six ans et longtemps traitée sans succès par des chirurgiens

huguenots. Ce miracle, dans lequel on retrouve un relent des luttes contre les réformés,

est le seul à être dûment enregistré par un procès-verbal signé par le vicaire général et

ceux qui l'accompagnent.

34 A partir de cette reconnaissance officielle, le pèlerinage peut s'or-ganiser : le grand

vicaire nomme Gaillard comme directeur du Laus, Grimaud et un autre avocat comme

administrateurs du temporel. Mais les merveilles du Laus, c'est-à-dire les grâces

extraordinaires de Benoîte, continuent à susciter bien des questions. En sont témoins,

presque malgré eux, les documents qui les présentent comme autant de preuves de la

 

 

mission exceptionnelle de la voyante : les parfums qui se répandent lorsque Benoîte voit

la Vierge ou les saints anges, les parfums qu'elle répand elle-même au moment de ces

visions, les sentiments de dévotion lorsqu'on entre dans la chapelle, la punition pour ceux

qui dou-tent. Voici, à titre d'exemple, l'histoire de cet « homme de distinction » qui

voulait faire mettre Benoîte en prison, en l'accusant sans doute de sorcellerie, et qui va au

Laus plusieurs fois dans ce dessein « Benoitte estoit tousjours dans la chapelle, toutes les

fois qu'il y allait. Quoy que la chapelle fut fort petite, et elle assez grande et grosse, jamais

il ne la peut voir : Dieu le permettant ainsi : qui monstre que notre amour-propre nous

aveugle le plus souvent, nous portant au mal soubs prétexte du bien. C'est ce que la divine

Marie dit à Benoitte, et que pour le mespris que cet homme a fait d'elle, et l'affront qu'il

luy voulait faire, il pren-dra la pierre qui l'affligera beaucoup, et qu'il en mourra: mais

qu'avant qu'il meure, il reconnoistra sa faute : il fera une neuvaine icy et Jésus mon très

cher Fils luy pardonnera. Bel exemple pour les incrédules ! »

35 On sent bien, à travers des récits de ce genre, que la partie n'est pas gagnée, au moins

parmi l'élite sociale et culturelle de la région. Gaillard note pour cette année 1665 : « Peu

de gens de lettres et de qualité croient aux apparitions de Benoitte : il n'y a que le

vulgaire (23) : ils en sont aussi les mieux récom-pensés».

36 La crainte que Benoîte soit effectivement prise pour une sorcière perce à plusieurs

reprises, en cette année du début du pèlerinage, l'année de tous les dangers, car on assiste

alors à une épidémie d'apparitions.

37 On peut s'étonner que Gaillard raconte en détail plusieurs cas de ces visionnaires,

bergères comme Benoîte, qui ont affirmé avoir vu la Vierge et qui, telle celle de La Roche,

ont été assez crédibles pour que le peuple soit accouru, pour que l'on ait fait construire

une chapelle. Puisqu'on constate, tout proche de Gap, des événements semblables à ceux

du Laus, comment connaître la vérité ? Cette vérité est révélée par Benoîte elle-même car,

« pour autoriser encore mieux ces fausses visions », la bergère de la Roche demande sa

caution à celle du Laus. Mais lorsqu'elle s'écrie qu'elle voit la Vierge, Benoîte ne voit rien,

« ny aucune des marques qu'elle (la Vierge) donne lorsqu'elle apparoit, qui sont des

odeurs très-suaves, une grande clarté plus escla-tante que le soleil sans esblouir ceux qui

la voyent, un avant goût de joye et de consolation qui remplit l'ame de toute sorte de

consolation ». A partir d'un tel récit, la concurrence qui semblait naître ne peut aboutir

car il y a, du côté de la bergère visionnaire, la tromperie du démon, et du côté de Benoîte,

la vérité attachée à Dieu. Le récit n'a d'autre but que de proclamer cette vérité :

38 « Ce qu'on doit observer dans ces fausses apparitions, c'est que Benoitte, par la

connaissance que Dieu luy donne, les a toutes descou-vertes et destruites ; ce qu'elle

n'auroit pas fait si les siennes estoient l'ouvrage du démon, comme plusieurs s'imaginent,

car le démon ne destruit pas ce qu'il fait ».

39 La fausse sainteté n'est donc évoquée que pour faire voir, par contraste, combien Benoîte

est étrangère au mensonge. « Ce que je dis, s'écrie Gaillard, est constamment vray : Dieu

n'aime pas le mensonge... le Laus non plus n'en a pas besoin ».

40 Toutefois, par ce jeu de miroir entre la vraie et la fausse sainteté, ces récits montrent

combien la sainteté est une affaire de croyance par-tagée entre le saint et le groupe de

fervents qui l'entourent. Dès que les visionnaires sont dénoncés, ils perdent leur crédit

auprès des foules et surtout auprès du clergé. Ils sombrent dans la honte et la tristesse. Il

n'y a plus de miracles.

 

 

41 Au Laus, par contre, les miracles persistent. Ils sont l'ultime preuve des réalités des

apparitions. En outre, quelques personnes de qualité se mêlent aux paysans parmi les 44

miraculés de l'année 1665

42 le cousin germain de Gaillard, M. Duport, conseiller, secrétaire audien-tier de la

chancellerie de Grenoble ; le prieur de la chartreuse de Durbon ; l'aîné des enfants de

monsieur de Savines ; le marquis de Tallard ; la « demoiselle » du Mollard de Grenoble et

l'archevêque d'Embrun lui-même (La Feuillade). Le pèlerinage a gagné en crédibi-lité.

Benoîte conseille désormais les prêtres du sanctuaire au sujet des confessions.

43 Toutefois, à l'exception du clergé du Laus acquis à la cause de la bergère, ce rôle

exceptionnel de Benoîte ne peut être accepté aussi faci-lement par les autorités

diocésaines. Comment pourraient-elles accep-ter en effet que, se prévalant de grâces

extraordinaires, un laïc, une femme de surcroît, dirige un lieu de pèlerinage ? On retrouve

ici les doutes du cardinal Bona sur l'humilité des voyants. Le nouveau grand vicaire,

Javelly, interdit la chapelle dans l'hiver 1668-1669 et fait subir à Benoîte un interrogatoire

serré au printemps de 1670. Sans être aussi sévère que celui que Philippe Néri fait subir à

Orsola Benincasa à la fin du XVIe siècle, l'interrogatoire de Javelly répond au soupçon qui

pèse sur tout visionnaire (24). Il ne la fait pas enfermer pendant six mois dans une maison

de pénitentes, mais il la fait venir à Embrun, hors de son milieu et la surveille de près

44 « Pour l'observer exactement, il luy baille sa servante pour sa garde, qui ne la quittoit

point, non pas même à ses plus pressantes nécessités, de peur qu'on ne la suborne ; et

pour bien connoistre la vérité de la chose ; il la tenoit fort resserrée et comme

prisonnière, sans qu'elle eût aucune liberté et sans qu'elle sorte de chez luy la nuict... la

fait mettre à sa table, coucher avec sa servante, et sa mère qui estoit venue avec elle ».

45 Elle subit un interrogatoire serré :

46 « Tous les jours après le disner, on la mène à l'archevesché : il l'in-terroge avec les

Jésuites et autres prestres pour s'esclaircir de la vérité de tout ce qui s'est passé au Laus

despuis 1664 jusques à cette année 1669, de tout ce qu'elle a veu, sceu, et voit encore. Les

interrogatoires qu'on luy faisoit n'estoient pas suivis : tantost on lui demandoit une chose

; tantost l'autre ; tout sans suite et sans liaison, à dessein de la faire couper et avoir

quelque sujet pour destruire la dévotion et faire qu'il ne s'en parlât plus ».

47 Cet interrogatoire et celui du nouvel archevêque Monseigneur de Genlis constituent en

quelque sorte, pour les rédacteurs des manuscrits, de nouvelles preuves de la vérité des

apparitions car Benoîte en sort victorieuse. Pour ce qui est de Javelly et des théologiens

de son entou-rage « ce qui les convainct de la vérité de ses apparitions, c'est qu'elle est

tousjours plus ferme et plus constante, parlant tousjours de très-bon sens, sans se couper

jamais ». Il en est de même semble-t-il du nouvel archevêque qui s'empresse d'aller au

Laus dés son arrivée à Embrun.

48 On a ici le témoignage direct de Peythieu alors chapelain « Cet illustre prélat, rempli du St

Esprit, ne voulut point passer la nuit sans voir la Bergère et l'examiner. Il la fit donc venir

en présence de Mr Hermitte et de moi, Peythieu, tous ses domestiques estant dans une

antichambre. Il la fit mettre à genoux, et l'interrogea durant trois

49 heures et demy, sans qu'il la peût faire entrecouper, écrivant de sa propre main les

interrogats et les réponses qu'il garde encore dans ses archives. Sur la fin, pour tenter sa

pureté, Monseigneur lui dit: Benoite, je veux vous marier, je vous feray une dot. Il faut

advouer qu'elle qui avait répondu avec tant de constance et un zèle séraphique à tous les

interrogats de Monseigneur, devint si pâle à cette proposition, que le coeur lui manquoit

 

et Sa Grandeur fut obligée de luy dire pour qu'elle ne tombât pas palmée à ses pieds : non,

non, Benoite, je ne vous veux point marier ; je veux que vous soyez vierge toute votre vie.

Il la ren-voya. Et dés qu'elle fut sortie, il nous dit que de sa vie, il n'avait veu une

semblable vertu ; qu'il avait esté examinateur, avec plusieurs doc-teurs de Sorbonne, d'un

religieux extasié très souvent, et qu'il n'avait point trouvé en luy la vertu ny l'humilité de

cette fille ».

50 Preuves supplémentaires, tous ces interrogatoires sont accompa-gnés de phénomènes

extraordinaires. A Embrun, Benoîte reste sans manger ni boire pendant deux semaines.

Avant son départ, le jour de la fête-Dieu, elle est gratifiée d'une vision de la Vierge. Quant

à l'inter-rogatoire de l'archevêque, il est entouré de merveilleux. Mgr de Genlis est frappé

par le caractère exceptionnellement dévot de la chapelle « après qu'il eut fait trois quarts

d'heure d'oraison devant le St Sacrement et dans la Ste Chapelle, il se lève et dit qu'il

n'estoit jamais entré dans une chapelle si dévote que celle de Notre-Dame-du-Laus ».

51 Ensuite, il se produit une sorte de miracle dont bénéficie un de ses serviteurs qui tombe «

tête nue sur une pierre de marbre brute » sans se faire aucun mal

52 « Certes Monseigneur fut surpris de ce prodige. Et, pour en justi-fier plus

authentiquement, deux heures après il fit venir ce domestique, et luy dit : palpe si tu n'as

point de mal à la teste. En vérité, luy répon-dit le domestique, je ne scay ny comme je suis

tombé, ny comme je me suis relevé ; mais graces à Notre-Dame du Laus je n'ay point pris

de mal. Monseigneur fut convaincu que c'estoit un miracle ».

L'héroïcité des vertus de la bergère du Laus

53 Les vertus de Benoîte évoquées dans les manuscrits sont les mêmes que celles qui sont

retenues dans les vies de saints. En ce sens, il est certain que ces récits, et l'histoire de

Gaillard en particulier, ont voulu réunir tous les éléments susceptibles de faire

reconnaître comme sainte celle qui est l'âme du pèlerinage.

54 Ils reproduisent donc un modèle défini avec de plus en plus de net-teté par les procès de

canonisation depuis la fin du Moyen Age. Pour le Saint-Siège qui seul définit la sainteté, il

ne suffit pas d'exercer les ver-tus cardinales (courage, justice, prudence, tempérance) et

théologales (qui ont Dieu lui-même comme objet: foi, espérance et charité) encore faut-il,

les exercer à un degré exceptionnel. Il faut que la force divine qui les animait se soit

manifestée dans certains domaines par un mode d'agir ultra-humain (25).

55 C'est la notion de vertu héroïque qui est devenue d'usage courant à la Contre-Réforme mais

qui remonte à la fin du Moyen Age : le mot figure dès 1347 dans un document pontifical

promulgué à l'occasion de la canonisation de saint Yves ; on le retrouve dans le procès de

sainte Catherine de Sienne et dans un traité composé vers 1480 par Jean-Baptiste de

Giudicci, dominicain et évêque de Vintimille, à propos de la canonisation de saint

Bonaventure. En définissant la sainteté par l'héroïcité des vertus, l'Eglise romaine a opéré

un choix lourd de conséquences. Elle a mis l'accent sur le singulier, l'extra-ordinaire, le

surhumain. Elle a orienté la spiritualité chrétienne sur des voies où elle se maintiendra

pendant des siècles : celles de l'anti-nature.

56 A la fin du Moyen Age également, un élément nouveau entre en jeu, dans la définition de

la sainteté : ce sont les charismes possédés par les saints et attribués à l'intervention de

l'Esprit-Saint, en particulier le pouvoir de lire dans les coeurs (don de claire-vue) et de

prédire l'avenir qui est présenté comme une forme de participation de l'omniscience

 

divine, à la manière d'agir de Dieu. Les dons correspondent ainsi à un degré de perfection

plus haut que les vertus morales qu'ils viennent couronner. Cette conception, qui

triomphe au XVe siècle, persiste dans les procès du XVIIe siècle, même si les dons

supranaturels y sont subor-donnés aux vertus.

57 Ces caractéristiques de la sainteté mises en place à la fin du Moyen âge sont aussi les

caractéristiques de la sainteté de Benoîte telle qu'elle est décrite dans les manuscrits.

Benoîte semble d'ailleurs avoir eu pour modèle les mystiques de la fin du Moyen Age, en

particulier Catherine de Sienne fréquemment évoquée.

58 On peut résumer cette sainteté selon trois axes : l'enfance sainte ; l'héroïcité des vertus et

des souffrances ; le don de clairvoyance, une clairvoyance qui conduit à la conversion des

coeurs.

59 Son enfance sainte est marquée par la charité :

60 « Dans ce tems la famine estoit grande. Des petites filles, ses com-pagnes, la prient de leur

donner quelque chose, qu'elles meurent de faim : leur dit qu'elle n'avait pas du pain, qu'il

n'y avoit que du fro-mage et du vin. Pour monstrer sa simplicité et l'esprit de charité

qu'elle avoit déjà, elle leur dit de peler les fromages, que la pelure sera venue avant que sa

mère vienne... ».

61 Mais elle est surtout ponctuée par des phénomènes extraordinaires. Benoîte est

persécutée par le diable

62 « A huit mois, le démon renverse son berceau sans dessus dessous pour la faire estouffer,

si elle n'eut eu du secours ».

63 Elle prévoit les événements à venir :

64 « n'ayant que trois à quatre ans, voyant venir du monde à sa mai-son, elle dit à sa mère de

se cacher, que ces gens venoient pour lui prendre ses papiers et d'autres choses, s'ils

pouvoient ».

65 Enfin, elle jouit d'une protection divine particulière :

66 « A dix ans, la mère de Benoîte la mène à Saint-Sixte, de delà de la Durance, paroisse de

Brésiers. A son retour, la corde de la barque se rompt ; il y avoit beaucoup de monde

dedans ; va jusques à Tallard, se remplit d'eau : Benoitte dormoit ; s'esveillant se trouve

toute baignée, dit à tous de prier Dieu de leur faire miséricorde. La barque à même teins

s'assable de telle manière qu'on ne la pouvait pas tirer de là. On sonne les cloches de

Tallard : tout le monde y accourt ; on les tire sans que personne y prît mal.

67 La mère de Dieu apparaissant après à Benoitte luy dit que pour l'amour d'elle, qu'elle

avoit sauvé tous ceux qui estoient dans la barque ».

68 Dès cette époque aussi, elle manifeste une grande piété: à l'âge de douze ans, lorsque sa

mère la place comme bergère, elle la prie de lui acheter un chapelet.

69 Les vertus de Benoîte ne font pas l'objet d'un catalogue systéma-tique. Elles apparaissent

au fil du temps dans « l'histoire » du Laus. Toutefois, un portrait de la voyante à ce sujet

est esquissé dans le manuscrit de Peythieu.

70 Elle est dévote, car ses apparitions sont liées aux sacrements

71 « Je dis que cette fille ne voit presque jamais la mère de Dieu qu'elle n'ait communié, au

moins qu'elle ne soit confessée ».

72 Elle est charitable, humble, chaste, simple :

 

73 « Benoite a beaucoup de charité, comme on le connoit par sa dévo-tion et par la

distribution qu'elle fait des aumônes qu'elle reçoit, et de ce qui seroit nécessaire pour sa

subsistance. Il y a de remarquable, qu'elle a une adresse merveilleuse pour les cacher aux

yeux des hommes. Aussy l'humilité est la seconde vertu que je remarque en elle. Dans la

vision du 8e juin, la Mère de Dieu luy tendit la main à toucher; non, Mère de Dieu luy

disoit Benoite, il n'est pas juste qu'une chair de chienne touche de si belles mains !

74 Les actes de cette vertu, non plus que des autres, ne doivent point estre estimés s'ils ne

sont accompagnés de la chasteté... Dieu a doué cette fille d'une pureté bien si rare, qu'elle

ne scait ce que c'est que mauvaise pensée ; et pour cette vertu sans doute la Vierge des

vierges luy fait tant de caresses.

75 La simplicité est comme la bonne grace de toutes ses actions et les met à couvert de la

censure des plus critiques... Tout ce qu'on dit contre cette simplicité, c'est qu'elle parle

trop naïvement et descouvre facile-

76 ment ce qu'elle scait. Je scay le contraire. Mais quand cela seroit, on l'a blasmée de ce

dont on la devroit louer ».

77 Ces vertus, sont accompagnées de grandes souffrances « Dieu n'a pas fait boire à cette fille

le calice tout pur parmy tant de douceurs, il a sceu mesler des amertumes. Et parce qu'elle

est sans doute agréable aux yeux de Dieu et de sa ste Mère, il l'a éprouvée par les

afflictions et la maladie. Il y a longtemps qu'elle n'a pas eu un jour de parfaite santé ».

78 Ce texte conduit de la sainteté « vertueuse » à la sainteté « mys-tique », cet autre aspect

de la sainteté de Benoîte, ce que l'on peut appe-ler, en reprenant les termes du XVIle

siècle, une sorte de martyre (26).

79 Il y a d'abord les nombreuses mortifications, lieu commun de toutes les biographies

spirituelles du XVIIe siècle. Gaillard écrit un livre à part, intitulé « Des mortifications et

souffrances de Benoîte », dans lequel il insiste sur ses jeunes multipliés, ses mortifications

rigou-reuses qui lui ont valu d'avoir les stigmates pendant quinze ans.

80 Mais au-delà des souffrances physiques, c'est bien de souffrances intérieures qu'il s'agit.

Ceci fait l'objet d'une autre dissertation de Gaillard intitulée, « des rudes tentations,

cruels tourmens et persécu-tions que les démons font souffrir à la sr Benoite », dans

laquelle il décrit ce rude combat. Combat physique - les démons la jettent du haut des

rochers, ils la battent - mais aussi moral car ils insinuent le doute. Ils la portent au

désespoir en lui disant, par exemple, « que sa Grande Dame (c'est ainsi qu'ils appelent la

divine Marie) ne luy parle plus si souvent ». Ils « la provoquent au mal en luy affirmant

que telles per-sonnes qu'elle a converties y sont retombées ».

81 Dans le récit de ces luttes, Gaillard manifeste la crainte, toujours présente, que Benoîte

soit accusée de sorcellerie.

82 « Quand ces esprits infernaux parlent à Benoitte, ils la troublent d'une telle manière

qu'elle ne scait ny prier Dieu ny se recueillir en soy-même, ne pensant qu'à se pouvoir

retirer avant le jour, afin que personne ne la voye. Ce qui ne luy arrive pas tousjours.

83 Un de ses proches me dit une fois que la voyant venir avant le jour, il craignoit qu'elle ne

fût une sorcière. Un autre en a dit autant. On les a destrompés autant qu'on a peu en leur

disant que c'est la volonté de

84 Dieu...

85 A choisir entre ces tourments et la souffrance des stigmates du ven-dredi, Benoîte avoue à

Gaillard qu'elle aimerait mieux souffrir les stig-mates.

 

86 Mais elle sort victorieuse de cette lutte, car l'Ange la protège. Lorsque le démon lui dit «

qu'il la perdra, qu'il luy suscitera tant d'af-faires qu'il la fera mourir de tristesse », l'ange

la rassure et « luy dit de n'avoir point de peur, que le démon ne luy peut rien faire que

Dieu ne le permette, qu'elle continue à travailler au salut des ames ».

87 Il s'agit bien là, dans ces croix extérieures et intérieures, d'une sorte de martyre. On

retrouve dans ces manuscrits la conviction, si sou-vent exprimée par les hommes du

XVIIe siècle, que l'âge du martyre sanglant est clos mais que le martyre, témoignage

ultime, est inévitable dans la vie chrétienne (27).

88 Toutefois, ce qui couronne les vertus et les souffrances de Benoîte, c'est le don

supranaturel de clairvoyance, don de l'esprit qui est une autre preuve de la vérité des

apparitions et qui guide la voyante dans les conversions des pèlerins.

89 Benoîte a la révélation du secret des coeurs. Sur ce sujet qui a sans doute frappé le plus les

contemporains, les manuscrits sont prolixes. Voici l'une de ces révélations,

particulièrement intéressante parce qu'elle se déroule en présence du narrateur :

90 « J'ay esté témoin d'une chose prodigieuse touchant cette connois-sance des coeurs, en

l'année 1686, au mois de juin. Deux filles qui venoient de Lyon, où elles se tiennent pour

filer de la soye, attaquèrent Benoite en ma présence, luy disant : On dit que vous

connoissez ce qu'on a dans le coeur, que connoissez vous en nous ? Benoite s'ex-cusa : je

n'y connois rien. Dites-nous le, n'importe de Monsieur Peythieu ; aussy bien nous voulons

nous confesser à luy. Benoite s'ex-cuse encore. Elles viennent à la recharge. Puisque vous

le voulez, dit Benoite, et que vous n'avez pas crainte de Monsieur, je m'en va en sa

présence vous le dire : vous avez très-mal vécu, et vous avez besoin de faire une

confession générale : et votre soeur a toujours été chaste. La criminelle répondit : cela est

vray. Et elles firent leur confession géné-rale avec un repentir admirable ».

91 La clairvoyance qui est, suivant les cas, le fait de la Vierge ou des saints anges ou des dons

de Benoîte conduit à la prescience, elle aussi soigneusement consignée :

92 « Environ le commencement du mois d'août, je trouva Benoite toute triste devant le St

Sacrement et luy disant, qu'avez-vous ? -J'ay peur, répondit-elle, qu'il ne se commette icy

quelque abomination aujourd'huy. Il faut faire comme vous faites, je luy disois, prier Dieu

pour cela. Sa prière fut efficace : car les personnes quittèrent leur mau-vaise volonté, et

se vinrent confesser à moy avant que de se retirer. Et ce qui les toucha le plus, fut que je

leur dis que Benoite avoit esté toute l'après-diner en prière pour eux et toute épouvantée

que Dieu ne fût  offensé dans ce st lieu ».

Conclusion

94 A travers le portrait de la bergère Benoîte Rencurel, les manuscrits du Laus livrent une

image de la sainteté au XVIIe siècle dans les cam-pagnes du Sud-Est très proche de celle

que peuvent donner les procès de canonisation de la même époque. Cette sainteté se

dévoile d'abord à travers des vertus héroïques. Mais elle se manifeste surtout à travers

des expériences mystiques dont la réalité est proclamée par les appari-tions et les visions

d'une part et, d'autre part, par un don de clair-voyance exceptionnel, tous dons

surnaturels de la grâce divine qui viennent couronner les vertus.