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LIVRE DEUXIEME: LA CREATION

 

PRÉAMBULE

1: COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRÉCÉDENT

«J'AI MÉDITÉ SUR TOUTES VOS ŒUVRES. JE MÉDITAIS SUR L'OUVRAGE DE VOS MAINS.»

Qui ignore l'activité d'un être ne peut connaître parfaitement cet être. En effet, ce sont l'espèce de l'action et ses modalités qui permettent d'évaluer la grandeur et la qualité de la puissance opérative. Cette puissance, à son tour, révèle la nature de la chose, car un être est équipé de telle ou telle manière pour l'action selon qu'il possède effectivement telle ou telle nature. Or, comme l'explique le Philosophe au IXe livre de la Métaphysique, il y a deux sortes d'opérations: les unes, comme l'action de sentir, de comprendre ou de vouloir, demeurent en celui qui agit et le perfectionnent lui-même; les autres, comme l'action de chauffer, de couper, de bâtir, passent dans la chose extérieure et constituent la perfection de l’oeuvre réalisée par cette action.

Ces deux sortes d'opérations se vérifient en Dieu la première, puisqu'il comprend, veut, se réjouit, aime; la seconde, dès là qu'il donne l'être aux choses, les conserve et les gouverne. La première opération est la perfection de l'agent; la seconde, celle de l'_uvre. Or l'agent est cause de son _uvre et la précède d'une priorité de nature. Il faut donc admettre que la première de ces opérations est la raison de la seconde et la précède d'une priorité naturelle, comme il en va pour la cause et son effet. Ceci apparaît clairement dans l'ordre humain où l'idée et la volonté de l'artisan sont le principe et la raison de son ouvrage. La première des opérations considérées s'approprie, en tant que simple perfection de l'agent, le nomd'opération ou encore d'action; la seconde, parce que perfection de l'_uvre, prend en latin le nom de factio, production: d'où le terme manufacta, produits de la main de l'homme, appliqué à ce qui procède de l'artisan selon ce genre d'action. Nous avons parlé dans le livre précédent de la première sorte d'activité en Dieu, en traitant de sa connaissance et de sa volonté. Pour achever l'étude des vérités divines, il nous reste donc à parler maintenant de la seconde activité, celle par laquelle Dieu produit les choses et les gouverne. Cet ordre de nos considérations, nous pouvons le retrouver dans notre texte. Par ces mots: J'ai médite sur toutes vos _uvres, est désignée la réflexion sur la première sorte d'opérations, les _uvres étant alors la pensée et le vouloir divins. La méditation sur la production divine est exprimée par la suite du verset: je méditais sur l'ouvrage de vos mains, où par ouvrage de vos mains, nous entendons le ciel et la terre et tout ce qui procède de Dieu à la manière dont l'ouvrage procède de l'artisan.

2: LA CONSIDÉRATION DES CRÉATURES EST UTILE AU PROGRÈS DE LA FOI

La méditation des _uvres divines est nécessaire à l'homme pour l'édification de sa foi en Dieu. D'abord, en méditant sur ces _uvres, nous pouvons nous émerveiller quelque peu de la sagesse divine et la contempler. En effet, les _uvres dont l'art est le principe reflètent cet art lui-même, étant faites à sa ressemblance. Or c'est par sa sagesse que Dieu donne l'existence aux choses, selon ce mot du Psaume: Vous avez tout fait dans la sagesse. Et donc, par la considération de ses _uvres, nous pouvons nous faire une idée de la sagesse divine, qui est diffusée, pour ainsi dire, dans les créatures par une sorte de communication de sa ressemblance, comme l'enseigne l'Ecclésiastique, I, 10: Il l'a répandue (la sagesse) sur toutes ses _uvres. Le Psalmiste avait dit: Votre science merveilleuse est au-dessus de moi, elle me dépasse et je ne saurais l'atteindre; par ces paroles: La nuit devient ma lumière..., il notait ensuite le secours que lui avait apporté l'illumination divine; enfin, il reconnaît qu'il a été aidé dans la connaissance de la sagesse divine par la considération de ses _uvres, et il proclame: Vos _uvres sont admirables, et mon âme en sera toute pénétrée. 2. Le spectacle de la création provoque l'émerveillement de l'homme devant la toute-puissance divine et, par suite, éveille en son c_ur la révérence à l'égard de Dieu. On doit, en effet, reconnaître que la puissance du créateur l'emporte sur celle de ses _uvres, ainsi qu'il est écrit dans laSagesse, XIII, 4: S'ils (les philosophes) ont admiré leur puissance et leurs _uvres (celles du ciel, des étoiles, et des éléments de ce monde), qu'ils comprennent que celui qui les a faits est plus puissant qu'eux. Dans l'Épître aux Romains, I, 20, il est dit aussi: Les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité brillent aux yeux de l'esprit dans le miroir de ses _uvres. Or, de cet émerveillement naissent la crainte de Dieu et le respect, comme l'exprime Jérémie, X, 6, 7: Ton nom est grand en puissance. Qui ne te craindrait, ô Roi des nations? 3. La considération des créatures enflamme notre c_ur de l'amour de la bonté divine. Nous avons montré dans le Ier Livre que tout ce que les diverses créatures reçoivent de bonté et de perfection en partage, est universellement concentré en Dieu comme en la source de toute bonté. Si donc la bonté des créatures, leur beauté, leur suavité, séduisent tellement le c_ur de l'homme, combien plus la bonté de la source divine elle-même, comparée avec soin à ces ruisseaux que sont les bontés découvertes en chaque créature, embrasera-t-elle le c_ur humain et l'attirera-t-elle totalement à soi. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Vous m'avez réjoui, Seigneur, par votre ouvrage, et je tressaillirai de joie devant les _uvres de vos mains. Et ailleurs, au sujet des fils des hommes: Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison (entendez, de la création tout entière) et vous les abreuverez au torrent de vos délices: car en vous est la source de la vie. Enfin le livre de la Sagesse, XIII, 1, condamne ceux qui par les biens visibles (les créatures, bonnes seulement par une sorte de participation), n'ont pas su voir celui qui est, à savoir, le vraiment bon, bien plus, la bonté même, comme nous l'avons montré au Ier Livre. La considération des créatures établit l'homme dans une certaine ressemblance de la perfection divine. Nous avons montré, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu, en se connaissant soi-même, voit dans son essence toutes les autres choses. Et donc, puisque la foi chrétienne instruit l'homme principalement sur Dieu, et lui donne aussi, par la lumière de la révélation divine, la connaissance des créatures, il en résulte pour lui une certaine ressemblance avec la sagesse divine. D'où ce mot de la IIe Épître aux Corinthiens, III, 18: Nous tous qui, le visage découvert, contemplons dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image. Il est donc évident que la considération des créatures contribue à l'édification de la foi chrétienne. Voilà pourquoi il est écrit dans l'Ecclésiastique XLII, 15: Je me rappellerai les _uvres du Seigneur et je publierai ce que j'ai vu: c'est par la parole du Seigneur que ses _uvres ont été faites.

3: LA CONNAISSANCE DES NATURES CRÉÉES PERMET DE RÉFUTER LES ERREURS AU SUJET DE DIEU

La considération des créatures est nécessaire non seulement à l'édification de la vérité mais aussi à la réfutation des erreurs sur Dieu. Il arrive, en effet, que les erreurs ayant pour objet les créatures éloignent de la vérité de la foi, parce qu'elles sont en contradiction avec la connaissance vraie de Dieu. Or ceci peut se produire de différentes manières. 1. Ceux qui ignorent la nature des choses en viennent parfois à ce degré d'aberration de considérer comme Dieu et cause première ce qui, cependant, ne peut exister que par un autre. Ils s'imaginent qu'il n'y a rien au delà de ce qu'ils voient; ainsi ceux qui pensèrent que Dieu était un corps quelconque, et dont la Sagesse XIII, 2, parle en ces termes: Ils ont considéré comme des dieux, le feu, le vent, l'air subtil, le cercle des étoiles, l'abîme des eaux, le soleil et la lune. 2. On attribue à certaines créatures ce qui appartient exclusivement à Dieu. Et cela résulte aussi d'une erreur à leur sujet. En effet, si l'on attribue à un être ce qui est incompatible avec sa nature, c'est qu'on ignore la nature de cet être; comme si l'on prétendait, par exemple, que l'homme a trois pieds. Or la nature créée répugne à ce qui appartient en propre à Dieu, tout comme un être différent de l'homme répugne à ce qui est spécifiquement humain. C'est donc bien l'ignorance de la nature des choses qui est la source de l'erreur signalée. Erreur que condamne ainsi la Sagesse XIV, 21: Le nom incommunicable, ils l'ont donné à la pierre ou au bois: erreur où tombent ceux qui attribuent à d'autres causes qu'à Dieu la création des êtres, la connaissance de l'avenir, la production des miracles. 3. On minimise la puissance divine à l'_uvre dans les créatures, parce qu'on ignore la nature de ces dernières. C'est le cas de ceux qui postulent deux principes des choses, et qui affirment que les êtres procèdent de Dieu non en vertu de sa volonté, mais par une nécessité de sa nature; de ceux aussi qui veulent soustraire tous les êtres, ou seulement quelques-uns d'entre eux, à la divine providence, ou qui nient qu'elle puisse rien faire en dehors du cours ordinaire des choses. Toutes ces opinions, en effet, insultent à la puissance de Dieu. C'est contre elles qu'il est écrit dans Job XXII, 17. Ils regardaient le Tout-Puissant comme incapable de rien faire, et dans la Sagesse XII, 17: Vous montrez votre force lorsqu'on ne vous croit pas souverainement puissant. 4. L'homme, que la foi oriente vers Dieu comme vers sa fin dernière, s'imagine, dans son ignorance de la nature des choses et, par suite, de la place qui est la sienne dans l'univers, qu'il est assujetti à certaines créatures, auxquelles il est pourtant supérieur. Ainsi pensent ceux qui soumettent aux astres la volonté humaine et queJérémie X, 2, condamne en ces termes: Ne craignez pas les signes du ciel que craignent les nations. Et aussi ceux qui croient que l'âme humaine est créée par les anges, ou qu'elle est mortelle. Ces opinions, et toutes autres semblables, sont offensantes pour la dignité de l'homme. On voit donc clairement l'erreur de ceux dont parle saint Augustin dans son livre De l'origine de l'âme, et qui disaient que ce qu'on peut bien penser au sujet des créatures n'importe en rien à la vérité de la foi, pourvu qu'on ait sur Dieu des idées exactes. En effet, l'erreur relative aux créatures rejaillit sur l'idée qu'on se fait de Dieu lui-même et, soumettant l'esprit de l'homme à certaines causes autres que Dieu, elle le détourne de ce Dieu vers lequel la foi s'efforce de le conduire. C'est pour cela que l'Écriture menace de certaines peines, comme elle fait pour les infidèles, ceux qui se trompent au sujet des créatures: Parce qu'ils n'ont pas compris les _uvres du Seigneur, les _uvres de ses mains, est-il dit dans le Psaume, vous les détruirez et ne les bâtirez pas. Et dans la Sagesse II, 21: Voilà ce qu'ils ont pensé, mais ils se sont égarés, et elle ajoute: Ils n'ont eu aucune estime pour l'honneur dû aux âmes saintes.

4: LE PHILOSOPHE ET LE THÉOLOGIEN ENVISAGENT LES CRÉATURES À UN POINT DE VUE DIFFÉRENT

Il est évident, d'après ce qui précède, que la doctrine de la foi chrétienne comporte la connaissance des créatures en tant qu'elles reflètent une certaine ressemblance avec Dieu, et que l'erreur à leur sujet entraîne l'erreur à l'égard des choses divines. C'est donc à des titres différents que ces créatures intéressent la doctrine chrétienne et la philosophie humaine. Celle-ci les considère en tant qu'elles sont telles créatures; d'où la diversité des parties de la philosophie répondant aux divers genres des choses. La foi chrétienne, elle, ne considère pas les créatures selon qu'elles sont telles ou telles: ainsi elle n'envisage pas le feu en tant que feu, mais selon qu'il symbolise l'élévation divine et, d'une certaine manière, se réfère à Dieu lui-même. Comme le dit l'Ecclésiastique XLII, 16, 17: L'_uvre du Seigneur est remplie de sa gloire. Le Seigneur n'a-t-il pas fait annoncer par ses saints toutes ses merveilles? Il en résulte que ce ne sont pas les mêmes objets que le philosophe et le croyant envisagent dans les créatures. Le philosophe considère en elles ce qui leur appartient selon leur nature propre: par exemple, la propriété qu'a le feu de s'élever. Le théologien ne voit en elles que ce qui leur convient en tant précisément qu'elles se rapportent à Dieu, comme d'avoir été créées par lui, de lui êtres soumises, et autres choses semblables. On ne peut donc accuser d'imperfection la doctrine de foi sous prétexte qu'elle néglige de nombreuses propriétés des choses, comme la configuration du ciel ou la qualité du mouvement. Le physicien non plus ne s'occupe pas des propriétés de la ligne qui font l'objet de la considération du géomètre; cela seul l'intéresse, dans cette ligne, qui lui appartient en tant que limite naturelle des corps. S'il arrive cependant que les mêmes aspects des choses tombent sous la considération du philosophe et du croyant, ce n'est pas par les mêmes principes qu'ils les éclairent. Le philosophe argumente à partir des causes propres des choses, le croyant à partir de la cause première: ainsi le dernier dira par manière de preuve: c'est révélé, ou cela glorifie Dieu, ou encore: la puissance divine est infinie. De s'élever ainsi jusqu'à la considération de la cause la plus haute vaut à la doctrine de foi d'être appelée la sagesse suprême, selon ces mots du Deutéronome, IV, 6: C'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples.Cela lui vaut aussi que la philosophie humaine, reconnaissant son excellence, se fasse sa suivante. Ainsi s'explique que la sagesse divine argumente parfois à partir des principes de la philosophie humaine. D'ailleurs, il en va de même auprès des philosophes, puisque la Philosophie Première utilise les données de toutes les sciences pour éclairer son objet. Cette différence de point de vue explique aussi que les deux doctrines ne procèdent pas suivant le même ordre. En philosophie, où l'on étudie les créatures en elles-mêmes pour s'élever ensuite jusqu'à la connaissance de Dieu, la considération des créatures est première; celle de Dieu ne vient qu'après. Dans la doctrine de foi, au contraire, où les créatures ne sont envisagées que par rapport à Dieu, c'est l'étude de Dieu qui précède celle des créatures. Cette dernière doctrine est donc plus parfaite que la philosophie, de par sa ressemblance plus grande avec la science divine, puisque Dieu se connaît d'abord lui-même et voit en lui-même tout le reste. Conformément à cet ordre, après avoir traité de Dieu considéré en lui-même, dans le Ier Livre, il nous reste à parler de ce qui procède de lui.

ANNONCE DU PLAN

5: ORDRE DES MATIÈRES

Voici quelle sera la suite de nos considérations. Nous traiterons d'abord de la création des choses, puis de leur distinction, enfin de la nature de ces êtres créés et distincts, pour autant que cela regarde la vérité de la foi.

PRODUCTION DES CRÉATURES

6: IL APPARTIENT À DIEU D'ÊTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR LES AUTRES ÊTRES

Supposant donc acquis ce que nous avons établi plus haut, nous allons montrer qu'il appartient à Dieu d'être principe d'existence et cause pour les autres êtres. 1. Nous avons démontré précédemment avec Aristote, qu'il existe une première cause efficiente. Cette cause, nous l'appelons Dieu. Or la cause efficiente amène ses effets à l'existence. Dieu est donc cause d'existence pour les autres êtres. 2. Nous avons vu dans le Ier Livre, avec le même philosophe, qu'il existe un premier moteur immobile, que nous nommons Dieu. Or en tout ordre de mouvement, le premier moteur est cause de tous les mouvements qui appartiennent à cet ordre. Puisque beaucoup de choses viennent à l'être sous l'influence des mouvements du ciel, et que - nous l'avons montré - Dieu est le premier moteur des mouvements de cet ordre, il faut en conclure qu'il est aussi cause d'existence pour beaucoup de choses. 3. Ce qui convient de soi à une chose, évidemment lui appartient toujours, comme à l'homme d'être raisonnable, et, au feu, la tendance à s'élever. Or produire un effet convient de soi à l'être qui est en acte, car tout agent agit selon qu'il est en acte. Tout être en acte est donc naturellement en mesure de produire quelque chose qui existe en acte. Mais Dieu est être en acte, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Il lui appartient donc de produire quelque être en acte, pour lequel il soit cause d'existence. 4. C'est un signe de perfection chez les êtres inférieurs qu'ils puissent produire des êtres semblables à eux, comme l'enseigne le Philosophe au IVe Livre des Météores. Or, Dieu est l'être absolument parfait, nous l'avons vu dans le Ier Livre. Il lui appartient donc de produire quelque être en acte semblable soi, et d'être ainsi cause d'existence. 5. Nous avons montré dans le Ier Livre que Dieu veut communiquer son être aux autres par manière de ressemblance. Or la perfection de la volonté implique qu'elle soit principe d'action et de mouvement, comme on le voit au IIIe Livre du Traité de l'Ame. Donc la volonté divine, qui est parfaite, ne saurait être privée de la faculté de communiquer son être à quelque autre par mode de ressemblance. Pour cet autre, Dieu sera ainsi cause d'existence. 6. Plus le principe d'une action est parfait, et plus nombreux, plus éloignés aussi sont les êtres qu'elle peut atteindre: ainsi le feu, s'il est sans force, n'échauffe que ce qui est proche, mais s'il est ardent sa chaleur rayonne au loin. Or l'acte pur qu'est Dieu est plus parfait que l'acte mêlé de puissance que nous sommes. D'autre part, l'acte est principe d'action. Donc, puisque nous pouvons exercer, par l'acte qui est en nous, non seulement des actions immanentes, comme comprendre et vouloir, mais aussi des actions qui tendent vers l'extérieur et par lesquelles nous produisons certains effets, a fortiori Dieu peut-il, pour cette raison même qu'il est en acte, non seulement connaître et vouloir, mais encore produire des effets et, par suite, être pour d'autres que lui cause d'existence. Cette vérité est exprimée ainsi dans Job, V, 9: Qui fait des choses grandes et merveilleuses, des choses qu'on ne peut ni sonder ni compter.

7: IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE

Ce que nous venons de dire montre clairement que Dieu est puissant et que c'est avec raison qu'on lui attribue la puissance active. 1. En effet la puissance active est le principe de l'action qui s'exerce sur un autre, en tant qu'il est autre. Or il appartient à Dieu d'être, pour les autres, principe d'existence. Donc il lui appartient aussi d'être puissant. 2. La puissance passive est consécutive à l'être en puissance; la puissance active, à l'être en acte: tout être, en effet, agit pour autant qu'il est en acte et pâtit dans la mesure où il est en puissance. Or, il appartient à Dieu d'être en acte; et donc, il faut lui attribuer la puissance active. 3. La perfection divine renferme en soi les perfections de toutes choses, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Or la puissance active est un élément de perfection, car un être a d'autant plus de puissance qu'il est plus parfait. La puissance active ne saurait donc manquer à Dieu. 4. Tout ce qui agit a la puissance d'agir, car il est impossible que ce qui ne peut agir agisse; et l'impossibilité d'agir, c'est la nécessité de ne pas agir. Or Dieu est agent et moteur, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc capable d'agir, et c'est à juste titre qu'on lui attribue la puissance active, mais non la puissance passive. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Vous êtes puissant, Seigneur; et ailleurs: Votre puissance, ô Dieu, et votre justice s'étendent jusqu'aux merveilles les plus élevées qui sont sorties de vos mains.

8: LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE

Nous pouvons conclure encore de ce qui précède que la puissance divine est la substance même de Dieu.

1. En effet tout être possède la puissance active dans la mesure ou il est en acte. Or Dieu est l'acte même, et non un être qui serait en acte par un acte autre que lui-même, puisqu'il n'y a en lui aucune potentialité. Donc, nous l'avons vu au Ier Livre, il est lui-même sa puissance. 2. Tout être qui, étant puissant, n'est pas sa puissance n'a de pouvoir qu'en participation de la puissance d'un autre. Or on ne peut rien dire de Dieu par participation, puisqu'il est son être même, comme nous l'avons montré an Ier Livre. Il est donc lui-même sa puissance. 3. Nous venons de voir que la puissance active est un élément de perfection dans une chose. Or toute perfection divine est contenue dans l'être même de Dieu, nous l'avons montré au Ier Livre. La puissance divine n'est donc pas autre chose que l'être divin. Mais, comme nous l'avons prouvé au Ier Livre, Dieu est son être. Il est donc sa puissance. 4. Dans les êtres dont les puissances ne se confondent pas avec la substance, ces puissances sont des accidents. C'est ainsi que la puissance naturelle est classée dans la seconde espèce de qualité. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'accident, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Dieu est donc sa puissance.

5. Tout ce qui existe par un autre se réfère à ce qui est par soi comme à un premier. Or tous les agents se réfèrent à Dieu comme au premier agent. Il est donc agent par soi-même. Mais ce qui agit par soi agit par son essence, et, d'autre part, ce par quoi un être agit est sa puissance active. Donc l'essence même de Dieu est sa puissance active.

9: LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION

On peut inférer de ce que nous venons de dire que la puissance de Dieu n'est autre que son action. 1. En effet, toutes choses identiques à une seule et même chose sont identiques entre elles. Or, la puissance de Dieu est sa substance, nous venons de le voir; son action est aussi sa substance: nous l'avons montré au Ier Livre, à propos de son opération intellectuelle; et il en va de même pour toutes les autres opérations. Donc, en Dieu, puissance et action ne sont pas des réalités distinctes. 2. L'action d'un être est une sorte de complément de sa puissance: il y a, entre elle et la puissance, rapport d'acte second à acte premier. Or la puissance divine ne s'achève en rien d'autre qu'elle-même, puisqu'elle est l'essence même de Dieu. Donc, en Dieu, puissance et action sont identiques. 3. De même qu'une réalité agit par sa puissance active, ainsi est-elle être par son essence. Or la puissance et l'essence divines se confondent, comme nous l'avons vu. Donc l'agir divin se confond avec l'être divin, et, comme cet être divin est la substance de Dieu, il en résulte que l'action divine est la même substance divine. Ce qui nous amène à la conclusion précédente. 4. L'action qui n'est pas la substance de l'agent est en lui comme l'accident dans le sujet; aussi bienl'action est-elle considérée comme l'un des neuf prédicaments de l'accident. Or, en Dieu, rien ne peut exister à la manière d'un accident. Donc l'action de Dieu n'est pas autre chose que sa substance et sa puissance.

10: EN QUEL SENS ON ATTRIBUE À DIEU LA PUISSANCE

Puisque rien n'est principe de soi-même et que l'action de Dieu n'est autre que sa puissance, il est évident, d'après ce qui précède, que ce n'est pas comme principe de son action que la puissance est attribuée à Dieu mais comme principe de ses effets. Or, à titre de principe, la puissance implique un rapport à autre chose, comme on le voit au Ve Livre de laMétaphysique d'Aristote: La puissance active est le principe de l'action sur un autre. C'est donc selon la vérité des choses que, par rapport à ses effets, la puissance est attribuée à Dieu. Par rapport à son action, au contraire, on ne parle de puissance divine que selon notre mode de connaître, qui comporte des notions diverses pour la puissance de Dieu et pour son action. C'est pourquoi, s'il est en Dieu des actions qui ne passent pas dans quelque effet mais demeurent dans l'agent, on ne parlera de puissance par rapport à ces actions que selon notre manière de comprendre et non selon la vérité des choses. Ces actions sont le vouloir et le connaître. Donc, en rigueur de termes, la puissance divine ne regarde pas ces actions mais ses seuls effets. Et, par conséquent, l'intelligence et la volonté de Dieu ne sont pas en lui comme puissances mais seulement comme actions. Il est clair aussi, d'après ce qui précède, que la multitude des actions que nous attribuons à Dieu, comme le connaître, le vouloir, la création des êtres et autres actions semblables, ne sont pas choses diverses, puisque chacune de ces actions s'identifie réellement avec l'être même de Dieu, qui est une seule et même chose. Ce que nous avons montré au Ier Livre permet de comprendre comment les différentes manières de signifier une même chose n'altèrent en rien la vérité.

11: ON PEUT ATTRIBUER À DIEU DES TERMES RELATIFS AUX CRÉATURES

La puissance convient à Dieu par rapport à ses effets. 1. Or la puissance, nous l'avons vu, a raison de principe; et le principe ne s'entend que relativement à son terme. Il est donc évident que l'on peut parler de Dieu relativement à ses effets. 2. On ne saurait comprendre qu'une chose pût être qualifiée par rapport à une autre si, inversement, cette autre ne pouvait l'être relativement à la première. Or, on parle des créatures relativement à Dieu: par leur être même, qu'elles tiennent de lui, comme nous l'avons vu, elles dépendent de Dieu. Donc, inversement, on pourra nommer Dieu relativement aux créatures. 3. La similitude est une sorte de relation. Or Dieu, comme les autres agents, produit des effets semblables à soi. Donc on peut parler de lui en termes de relation. 4. La science est désignée par rapport à son objet. Or Dieu possède non seulement la science de soi-même mais aussi celle des autres êtres. Donc on peut désigner Dieu relativement à d'autres êtres. 5. Le moteur se définit par rapport à ce qui est mû et l'agent par rapport à ce qu'il fait. Mais Dieu est agent et moteur non mû, comme nous l'avons montré. On peut donc lui attribuer des relations. 6. Le mot premier implique une certaine relation, et de même, le mot suprême. Or, nous l'avons montré dans le Ier Livre, Dieu est l'Être premier et le Bien suprême. Il est donc évident que l'on peut dire beaucoup de choses au sujet de Dieu par manière de relation.

12: LES RELATIONS ATTRIBUÉES À DIEU PAR RAPPORT AUX CREATURES N'EXISTENT PAS RÉELLEMENT EN LUI

Les relations de Dieu à ses effets ne peuvent exister réellement en lui. Elles ne pourraient, en effet, être en lui comme des accidents dans leur sujet, puisque, nous l'avons vu au Ier Livre, il n'y a en lui aucun accident. - Pas davantage ne sauraient-elles être la substance même de Dieu. Les êtres relatifs étant ceux qui par leur être même sont orientés en quelque sorte vers autre chose, comme l'enseigne le Philosophe dans les Prédicaments, il faudrait que la substance divine, en cela même qui la constitue, fût qualifiée par rapport à autre chose. Or ce qui se définit par rapport à un autre en cela même qu'il est, dépend en quelque manière de cet autre, puisqu'il ne peut ni exister ni être conçu sans lui. La substance divine serait donc dépendante de quelque réalité extrinsèque à elle. Et ainsi elle ne serait pas l'être qui nécessairement existe par soi, ainsi que nous l'avons montré au Ier Livre. Les relations dont nous parlons ne sont donc pas réellement en Dieu. 2. Nous avons vu au Ier Livre que Dieu est la mesure première de tous les êtres. Entre Dieu et les autres êtres, il y a donc le même rapport qu'entre l'objet de notre science et cette science elle-même, dont il est la mesure; car, ainsi que l'enseigne le Philosophe dans les Prédicaments: L'opinion et le discours sont vrais ou faux selon que la chose est ou n'est pas. Or, bien que l'objet de science ne soit signifié que par rapport à la science, il n'y a pas de relation réelle en lui, niais seulement dans la science. Ce qui fait dire au Philosophe, dans le Ve Livre de la Métaphysique, que l'objet de science est nommé en termes de relation non pas que lui-même se réfère à autre chose, mais parce qu'autre chose se réfère à lui. Les relations susdites ne sont donc pas réellement en Dieu. 3. Les relations dont il s'agit sont attribuées à Dieu non seulement par rapport à ce qui existe en acte mais aussi par rapport aux êtres qui ne sont qu'en puissance. Dieu, en effet, connaît ces derniers et, c'est aussi relativement à eux qu'on l'appelle Etre premier et Bien suprême. Or il n'y a pas de relation réelle entre ce qui est en acte et ce qui n'est qu'en puissance; autrement, il y aurait, dans le même sujet, une infinité de relations en acte: dans le nombre deux, par exemple, avec la série, infinie en puissance, des nombres dont il est le premier. Mais Dieu, ne se rapporte pas différemment aux êtres actuels et à ceux qui ne sont que possibles, car il ne change pas quand il produit quelque chose. Ce n'est donc pas par une relation existant réellement en lui qu'il est en rapport avec les autres êtres. 4. Tout être à qui survient quelque chose de nouveau éprouve nécessairement un changement, essentiel ou accidentel. Or, on attribue à Dieu certaines relations nouvelles, comme d'être le Seigneur ou le Gouverneur de telle chose qui commence d'exister. Poser en Dieu une relation existant réellement serait donc admettre en lui un fait nouveau et, par suite, un changement, essentiel ou accidentel. Or nous avons prouvé, dans le Ier Livre, que c'est le contraire qui est vrai.

13 ET 14: EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUÉES À DIEU

Il ne serait pas exact de dire que les relations dont nous venons de parler existent extérieurement comme de certaines choses hors de Dieu. 1. En effet Dieu étant le premier des êtres et le plus élevé des biens, il faudrait, à l'égard de ces relations, si elles étaient elles-mêmes comme de certaines choses, considérer en lui d'autres relations. Et si ces dernières relations sont aussi de certaines choses, il faudra encore introduire une troisième série de relations. Et ainsi de suite, indéfiniment. Les relations de Dieu aux autres êtres ne sont donc pas des choses qui existeraient en dehors de lui. 2. Il y a deux manières de désigner une chose. Premièrement, en fonction d'une réalité extrinsèque: on dit de quelqu'un qu'il est situé, en raison du lieu; qu'il est daté en raison du temps. Deuxièmement, par rapport à une réalité intrinsèque: on est appelé blanc à raison de la blancheur. Or une dénomination exprimée relativement ne se prend pas d'une réalité extrinsèque mais d'une réalité inhérente: un père est appelé de ce nom en raison de la paternité qui est en lui. Il n'est donc pas possible que les relations par lesquelles Dieu se rapporte aux créatures soient quelque chose en dehors de lui. Et donc, puisque nous avons montré que ces relations ne sont pas réellement en Dieu et qu'on peut cependant les lui attribuer, il reste qu'on le fait seulement, selon notre mode de connaître, pour cette raison que les choses se réfèrent à lui. Car notre intelligence, voyant qu'une chose se rapporte à une autre, voit en même temps la relation de cette autre à la première, bien que parfois ce ne soit pas une relation réelle. Et ainsi il apparaît encore que ce n'est pas de la même manière que l'on attribue à Dieu les relations susdites et ses autres perfections. En effet, tous les autres attributs de Dieu, comme la sagesse, la volonté désignent son essence; les relations dont nous parlons ne le font pas du tout, mais seulement selon notre mode de concevoir. Et pourtant notre conception n'est pas erronée. Car, voyant que les relations des effets divins ont Dieu lui-même pour terme, notre esprit applique à celui-ci certains prédicats relatifs, tout de même que nous concevons et signifions en termes de relation l'objet de science, à cause du rapport que la science soutient avec lui. CHAP. XIV. - Il résulte enfin de ce que nous venons de dire qu'on n'offense en rien la simplicité de Dieu en lui attribuant de nombreuses relations, bien qu'elles ne désignent pas son essence: c'est une conséquence de notre mode de connaître. Rien n'empêche, en effet, que notre intelligence ne saisisse beaucoup de choses et ne se réfère de différentes manières à ce qui est simple en soi, considérant ainsi ce qui est simple comme le sujet de relations multiples. Or plus un être est simple, plus sa puissance est grande et plus nombreux sont les êtres dont il est le principe; par suite, on le conçoit en relation avec d'autant plus de choses: ainsi le point est principe de plus de choses que la ligne, et la ligne de plus de choses que la surface. Le fait même que l'on puisse dire beaucoup de choses de Dieu par manière de relation est donc un témoignage de sa souveraine simplicité.

15: DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES ÊTRES

Nous avons montré que Dieu est pour certains êtres principe d'existence; il nous faut aller plus loin et prouver qu'il n'y a rien en dehors de lui qui ne vienne de lui. 1. En effet tout ce qui ne convient pas à un être en raison de ce qu'il est, lui convient de par une cause quelconque: ainsi, à l'homme, d'être blanc. Car ce qui n'a pas de cause est premier et immédiat, et doit donc être par soi et en raison de soi-même. Or il est impossible qu'une même chose convienne à deux êtres en raison de ce qu'est chacun d'eux. En effet, ce qu'on attribue à un être en raison de ce qu'il est, ne déborde pas cet être: avoir trois angles égaux à deux droits ne déborde pas le triangle. Si alors une même chose convient à deux êtres, ce ne sera pas en raison de ce qui constitue chacun d'eux. Il est donc impossible qu'une même chose soit attribuée à deux êtres et qu'elle ne le soit pour aucun d'eux à raison d'une cause. Mais il faut, ou bien que l'un soit la cause de l'autre, comme le feu est cause de la chaleur dans un corps mixte, ce qui n'empêche pas qu'on les dise chauds l'un et l'autre; ou bien qu'un troisième soit cause à l'égard des deux premiers, comme le feu est cause de l'éclairage que donnent deux bougies. Or l'être se dit de tout ce qui est. Il ne se peut donc qu'il existe deux êtres qui n'aient ni l'un ni l'autre une cause de leur existence; mais il faut, ou que ces deux êtres soient par une cause, ou que l'un soit cause d'existence pour l'autre. Il est donc nécessaire que tout ce qui est, et de quelque manière qu'il soit, vienne de Celui qui n'a aucune cause de son existence. Or nous avons montré plus haut que l'être qui n'a aucune cause de son existence est Dieu. C'est donc de lui que vient tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, existe. Cette conclusion n'en vaut pas moins si l'on objecte que l'être n'est pas un prédicat univoque. Car ce n'est pas d'une manière équivoque qu'on l'applique à plusieurs, mais par analogie: de sorte que tout doit se ramener à l'unité. 2. Ce qui convient à un être par la nature même de cet être et non en vertu d'une autre cause ne peut pas être en lui dans un état diminué et déficient. En effet, si on retranche ou ajoute à une nature quelque chose d'essentiel, on n'a plus la même nature. Ainsi, dans les nombres, l'espèce change pour une unité ajoutée ou soustraite. Mais si, la nature ou quiddité restant la même, on trouve dans l'être quelque chose de diminué, il est évident que cette chose ne dépend pas uniquement de la nature, mais de quelque autre cause dont l'éloignement explique cette diminution. Donc, ce qui convient moins à une chose qu'à d'autres ne lui convient pas seulement en raison de sa nature, mais en raison d'une autre cause. Et donc cet être sera la cause de tous les autres, dans un genre donné, à qui convient, au suprême degré, l'attribution de ce genre: nous voyons, par exemple, que ce qui est chaud au maximum est cause de la chaleur dans tous les autres corps chauds, et que ce qui est le plus lumineux est cause de toutes les autres sources de lumière. Or Dieu est l'être au suprême degré, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Il est donc la cause de tout ce qui reçoit le nom d'être. 3. L'ordre des causes doit répondre à celui des effets puisque les effets sont proportionnés à leurs causes. Et donc, de même que les effets propres se ramènent à leurs causes propres, ainsi ce qui est commun dans les effets propres se ramène nécessairement à quelque cause commune. Par exemple, le soleil est cause universelle de la génération, par delà les causes particulières de telle ou telle génération; le roi, dominant les gouverneurs du royaume et même de chacune des villes, est la cause universelle du gouvernement dans son royaume. Or l'être est commun à toute réalité. Il doit donc y avoir au-dessus de toutes les causes une certaine cause à qui il appartient de donner l'être. Mais la cause première est Dieu, comme nous l'avons montré plus haut. Donc tout ce qui existe vient nécessairement de Dieu. 4. Ce que l'on affirme d'un être en raison de son essence est cause de tout ce qui est signifié par participation: le feu est cause de tous les corps en ignition en tant que tels. Or Dieu est être par essence, car il est l'être même. Et tout autre que lui est être par participation; l'être qui se confond avec son existence ne pouvant être qu'unique, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Dieu est donc cause d'existence pour tous les autres êtres. 5. Tout ce qui peut être ou ne pas être doit avoir une cause. En effet, considéré en lui-même, il est indifférent à ces deux états. Il faut donc qu'un autre le détermine à l'un des deux. Et, comme on ne peut remonter à l'infini, il faut s'arrêter à un être nécessaire qui soit la cause de tout ce qui peut être ou ne pas être. Or il est des êtres nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Mais, en cette voie non plus, on ne peut aller indéfiniment. Il faut donc en venir à un être qui soit nécessaire par soi. Cet être ne peut être qu'unique, nous l'avons montré au Ier Livre. Et cet être est Dieu. Donc tous les autres êtres doivent se ramener à lui comme à la cause de leur existence. 6. Dieu est créateur des choses en tant qu'il est en acte: nous l'avons montré plus haut. Or, dans son actualité et sa perfection, il contient toutes les perfections des choses, comme nous l'avons prouvé au Ier Livre. Ainsi il est virtuellement toutes choses. C'est donc lui qui fait tout. Or cela ne serait pas si quelque autre chose était de nature à n'être que par soi. Car il n'y a rien qui puisse exister à la fois par un autre et non par un autre: si un être est de nature à ne pas être par un autre, il faut qu'il soit par soi, ce qui exclut la possibilité d'être par un autre. Rien ne peut donc être que par Dieu.7. Ce qui est imparfait tire son origine du parfait: ainsi la semence vient de l'animal. Or Dieu est l'être absolument parfait et le bien suprême, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Il est donc, pour tous les êtres, cause d'existence étant donné surtout qu'un tel être ne peut être qu'unique, comme nous l'avons montré. Cette vérité est confirmée par l'autorité divine. Car il est écrit dans le Psaume: Qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment. Et dans Saint Jean I, 3: Tout a été fait par lui, et rien n'a été lait sans lui. Enfin, dans l'Épître aux Romains, XI, 36: Tout vient de lui, tout est par lui, tout subsiste en lui; à lui gloire dans tous les siècles. Par là se trouve écartée l'erreur des anciens philosophes de la nature qui prétendaient que certains corps n'avaient pas de cause de leur être. Et aussi l'erreur de ceux qui disent que Dieu n'est pas la cause de la substance du ciel mais seulement de son mouvement.

16: DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN

Ce que nous venons de dire montre à l'évidence que Dieu a produit les choses dans l'être sans rien qui leur préexiste à titre de matière. 1. A un être causé par Dieu, quelque chose préexiste ou non. Dans le second cas, notre thèse est vérifiée: à savoir que Dieu produit certains effets sans rien qui les précède dans l'être. Si, au contraire, quelque chose existe avant l'effet, ou bien il faut remonter indéfiniment, ce qui n'est pas possible dans les causes naturelles, comme le prouve le Philosophe au IIe Livre de la Métaphysique; ou bien il faut s'arrêter à un premier qui ne présuppose rien d'autre. Ce premier ne peut être que Dieu lui-même. Nous avons montré, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu n'est matière d'aucune chose; de plus, rien d'autre que lui n'existe pour quoi il ne soit cause d'existence; nous l'avons aussi montré. Il reste donc que Dieu, pour produire ses effets, n'a pas besoin de matière préexistante sur laquelle exercer son action. 2. Toute matière est contractée par la forme qu'elle reçoit à une espèce déterminée. C'est donc à l'agent qui opère en vue d'une espèce particulière, qu'il appartient d'agir sur une matière préexistante, en lui imprimant, de quelque manière que ce soit, une forme. Or, un tel agent est un agent particulier, puisque les causes sont proportionnées à leurs effets. Ainsi, l'agent qui requiert nécessairement une matière préexistante pour exercer son action est un agent particulier. Or Dieu est agent en tant que cause universelle de l'être: nous l'avons montré plus haut. Et donc, pour agir, il n'a, lui, aucun besoin d'une matière préexistante. 3. Plus un effet est universel et plus sa cause propre est élevée, car plus la cause est élevée, plus nombreux sont les êtres auxquels s'étend sa vertu. Or l'être est plus universel que le devenir; il existe, en effet, comme l'enseignent aussi les philosophes, certains êtres immobiles: les pierres et autres choses semblables. Il faut donc qu'au-dessus de la cause qui n'agit qu'en mouvant et transformant, il y ait cette cause qui est le principe premier de l'existence. Nous avons montré que ce principe est Dieu. Ainsi Dieu n'agit pas seulement en mouvant et en transformant. Or tout ce qui ne peut amener les choses à l'être qu'avec le concours d'une matière préexistante, agit seulement en mouvant et en transformant: faire quelque chose d'une matière implique mouvement ou changement quelconque. Il n'est donc pas impossible de produire les choses dans l'être sans matière préexistante. Donc Dieu produit les choses dans l'être sans matière préexistante. 4. Agir seulement par mouvement et changement ne saurait convenir à la cause universelle de l'être: ce n'est pas par mouvement et changement que du non-être absolu on passe à l'être, mais seulement de tel non-être à tel être. Or Dieu, nous l'avons montré, est le principe universel de l'être. Il ne lui appartient donc pas d'agir seulement par mouvement et changement, non plus que d'avoir besoin d'une matière préexistante pour faire quelque chose. 5. Tout être qui agit produit un effet semblable à soi en quelque manière. Or tout être agit en tant même qu'il est en acte. C'est donc à l'agent, qui est en acte par une forme inhérente en lui, et non par toute sa substance, qu'il appartiendra de produire son effet, en causant d'une certaine manière une forme inhérente à la matière. C'est ainsi que le Philosophe, au VIIe Livre de la Métaphysique, prouve que les choses matérielles, ayant leurs formes dans la matière, sont engendrées par des agents matériels, qui ont leurs formes dans la matière, et non par des formes existant sans matière. Or Dieu est un être en acte non par quelque réalité inhérente en lui, mais, comme nous l'avons prouvé plus haut, par toute sa substance. Par conséquent, sa manière propre d'agir est de produire non seulement une réalité inhérente - à savoir une forme dans la matière - mais une chose qui subsiste toute. Or c'est ainsi qu'agit tout agent qui n'a pas besoin de matière pour agir. Dieu n'a donc pas besoin de matière préexistante pour exercer son action. 6. La matière se réfère à l'agent comme ce qui reçoit l'action venant de lui en effet, l'acte, qui appartient à l'agent comme au principe originel, appartient au patient comme au principe récepteur. L'agent requiert donc une matière qui reçoive son action: l'action même de l'agent, reçue dans le patient, est l'acte du patient et sa forme, ou un certain commencement de forme en lui. Mais Dieu n'agit pas par une action qui devrait être reçue en quelque patient, car son action est sa substance, comme nous l'avons prouvé plus haut. Donc, il n'a besoin, pour produire ses effets, d'aucune matière préexistante. 7. Tout agent qui a besoin pour agir d'une matière préexistante a une matière proportionnée à son action, de telle sorte que tout ce qui est en son pouvoir est aussi en la puissance de cette matière: sinon, cet agent ne pourrait promouvoir à l'acte tout ce qui est en sa puissance active, et c'est en vain qu'il posséderait ces virtualités. Or la matière n'a pas une telle proportion à Dieu: elle n'est pas en puissance à l'égard de n'importe quelle quantité, comme le montre le Philosophe, au IIIe Livre de la Physique; tandis que la puissance divine est absolument infinie, ainsi que nous l'avons prouvé au Ier Livre. Dieu ne requiert donc pas de matière préexistante qui soit indispensable à son action. 8. A réalités diverses, matières diverses: la matière des esprits n'est pas celle des corps, et la matière des corps célestes celle des corps corruptibles. La preuve en est que cette propriété qu'a la matière de recevoir, ne se vérifie pas de la même façon dans les cas susdits: la réception est de nature intelligible dans l'ordre spirituel, ainsi l'intelligence ne reçoit pas les espèces intelligibles selon leur être matériel; les corps célestes reçoivent une nouvelle position, non un nouvel être comme les corps inférieurs. Il n'existe donc pas une matière commune qui serait en puissance à l'être universel. Or Dieu est la cause universelle de tout l'être; par suite il n'est aucune matière proportionnée qui lui corresponde. Donc la matière ne lui est nullement nécessaire. 9. Quand il existe dans la nature une proportion quelconque et un ordre entre deux êtres, il est nécessaire que l'un vienne de l'autre ou que tous deux viennent d'un troisième: il faut, en effet, que l'ordre soit établi en l'un par correspondance avec l'autre, sans cela ordre et proportion seraient l'effet du hasard. Or on ne peut admettre le hasard au principe même des choses, car il s'ensuivrait que tout le reste serait plus fortuit encore. Si donc il existe une matière proportionnée à l'action divine, l'une des deux vient de l'autre, ou toutes deux d'un troisième. Or Dieu, Etre premier et première Cause, ne peut être effet de la matière ou d'une troisième cause. Il reste donc, s'il se trouve une matière proportionnée à l'action divine, que Dieu en soit la cause. 10. Ce qui est premier parmi les êtres doit être la cause de tout ce qui est, car, s'ils n'étaient causés par lui, les êtres ne seraient pas organisés par lui, comme nous l'avons déjà vu. Or entre l'acte et la puissance existe un ordre tel que, à parler absolument, c'est l'acte qui a la priorité sur la puissance. Ce qui n'empêche pas que la puissance soit première au point de vue du temps, dans un seul et même être, successivement en acte et en puissance, l'acte gardant encore une priorité de nature. La priorité absolue de l'acte sur la puissance éclate du fait que la puissance ne vient à l'acte que par un être lui-même en acte. Or la matière est être en puissance; Dieu, acte pur, la précède donc, absolument parlant, et est cause par rapport à elle. La matière n'est donc pas indispensablement présupposée à l'action divine. 11. La matière première est, d'une certaine manière, puisqu'elle est être en puissance. Or Dieu est cause de tout ce qui est, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc cause de la matière première, matière que ne précède aucune autre. L'action divine ne requiert donc pas une nature préexistante. La Sainte Écriture confirme cette vérité par ces mots de la Genèse I, I: Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. En effet, créer, n'est rien d'autre que produire quelque chose dans l'être sans matière préexistante. Ainsi est réfutée l'erreur des anciens philosophes qui n'admettaient absolument aucune cause de la matière, pour cette raison qu'ils trouvaient toujours quelque présupposé à l'action des agents particuliers. De là cette idée, commune à tous, que rien ne se fait de rien; ce qui est vrai d'ailleurs pour les agents particuliers. Ils n'étaient pas encore parvenus à la connaissance de l'agent universel, cause efficiente de tout l'être, et qu'il n'est besoin de faire précéder par rien dans son action.